Interview exclusive avec Jacques, pilier de l’Institution Saint Denis depuis 1985, qui tire sa révérence après une carrière haute en couleurs… et en humanité.
Merci Jacques !
« Moi, c’est Jacques. Je suis arrivé à Saint-Denis en 1985. Avant ça, je travaillais dans le bâtiment. Rien à voir, hein ! »
Petit rire. Il a l’œil qui frise. C’est le début d’un long retour en arrière, rempli de souvenirs et de sincérité.
« Ce sont des amis d’enfance qui m’ont dit : “Ils cherchent un surveillant à l’Institution Saint Denis, viens voir.” J’ai dit oui. Et c’est parti.
Mon premier “bureau”, c’était derrière la grande baie vitrée, en plein soleil. Oui, là où vous me prenez en photo en ce moment même. On me voyait de partout. Très vite, j’ai compris que je faisais peut-être trop gentil. Il a fallu que je m’impose. Pas par la violence, mais par la justice. J’ai toujours pensé qu’on pouvait être ferme sans être injuste. Et franchement, être puni sans savoir pourquoi, y’a rien de pire. Alors j’ai fait de la justesse mon fil rouge. Mon combat.
Un jour, le chef d’établissement de l’époque, m’a dit : “Jacques, tu devrais passer ton concours de CPE.” Et hop, me voilà parti pour deux ans à la fac d’Angers, à faire un mémoire intitulé “Le collège ouvert à tous”. Tout un programme.
J’ai toujours adoré apprendre. J’aurais aimé faire plus d’études, mais la vie… eh bien, elle a pris d’autres chemins. À l’école, on me cataloguait “rêveur professionnel”, collé au radiateur parce que je regardais ailleurs. Sauf que j’écoutais tout. J’étais comme ça. Les instits me matraquaient (rires). Je détestais ça !
Alors, ma revanche, je l’ai prise ici. J’ai montré qu’on peut réussir autrement. Qu’il ne faut jamais juger trop vite. Quelqu’un peut ne pas être à sa place aujourd’hui, mais ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas une quelque part.
Après CPE, c’est Mme Lodovici qui m’a proposé de devenir adjoint de direction. J’étais fier. Très fier. Quand je repense au gamin du bâtiment que j’étais… c’est une belle leçon de vie.
Et puis ici, à l’Institution Saint Denis, j’ai toujours trouvé une équipe à l’écoute, bienveillante. On a toujours su se parler, se respecter. C’est ce que j’ai voulu transmettre aux jeunes.
Beaucoup de parents m’ont dit : “Vous étiez dur, mais juste.” Et là, je me dis : c’est gagné. »
“Que j’étais le Père Fouettard de l’école ! (rires) J’ai jamais rien dit pour casser le mythe. Cette image de gars sévère m’a collé à la peau. Alors que franchement… je suis pas si terrible ! !”
“Alors là… y’a des objets dont je ne parlerai pas ici (fou rire). Mais un jour, j’ai trouvé des élèves… qui n’étaient pas les nôtres. Et évidemment, des élèves grands et imposants. Il a fallu gérer sans affoler les maternelles juste en bas. Donc rester calme, très calme… même si, intérieurement, j’étais en panique totale.”
Il sourit, regarde autour de lui, et marque un petit silence…
« Si c’est un secret… je peux évidemment pas vous le dire ! »
Clin d’œil. Et grand sourire en coin.
« Chaque jour, je demandais aux élèves de se noter entre 1 et 10 pour connaître leur humeur. En dessous de 4… alerte rouge ! »
Il rit.
« Et puis, à Florence Lodovici, je dis toujours : “On est bien patron !”, même les jours où rien ne va. Une petite touche d’optimisme… ça fait du bien. »
Petit moment d’hésitation. Gêne sincère.
« Oui, il y en a eu… Mais surtout, je me souviens de celle que je n’ai pas pu couvrir. L’élève avait fauté, j’ai convoqué les parents. Et là, devant moi, ils l’ont giflé. J’ai eu mal. Ce n’est pas ma méthode. Pas celle de l’Institution Saint Denis non plus. Depuis ce jour, j’ai compris qu’il fallait régler les choses avec l’enfant directement. Pour qu’il grandisse. »
« Y’en a eu plein, mais y’en a un… il est resté gravé. On était en rando avec les élèves, dans les Monts du Lyonnais. On dormait dans une ancienne maison de religieuses.
Et moi, en grande confiance, je lance : “Allez, ce soir, balade nocturne !” Comme si j’avais une carte dans la tête… alors que je n’ai aucun sens de l’orientation. Rien. Zéro. »
Il éclate de rire, secoue la tête.
« Mais bon, à ce moment là je reste droit dans mes bottes : “Suivez-moi, je gère.” Et tout le monde me suit ! Le pire, c’est qu’ils me faisaient vraiment confiance.
On a marché, tourné, recroisé des chemins… À un moment, je me dis : “Bon… là, Jacques, faut assumer jusqu’au bout !” »
On a fini par retrouver le gîte… très tard.
Le lundi matin, sur mon bureau, j’ai trouvé une boussole et un mot trop mignon des élèves.
Un beau cadeau, et un merveilleux clin d’œil plein de souvenirs.”
« Je me souviens d’un élève de la Duchère. Je l’ai eu de la 6e à la 3e. Je l’ai suivi, embêté, poncé, recadré… je crois qu’il me détestait, clairement. C’était… compliqué. Une vraie cata, comme on dit.
Et puis un jour, il part en seconde. Et là, il décroche son brevet.
Franchement, je ne m’y attendais pas.
Sa mère était aux anges, et moi… eh bien j’étais bluffé. Fière, touché.
Voilà, c’est ça aussi ma mission. Ne jamais lâcher. Même quand c’est dur. »
« Sans hésiter… ce serait un jour avec mes collègues qui ne sont plus là. Mes amis. Le prof d’anglais, le prof de SVT, et EPS… on a tellement partagé.
Et puis il y a ce jeune, cet élève atteint de leucémie. J’allais le voir régulièrement à l’hôpital. J’aurais aimé avoir plus de temps avec lui. Ces moments-là, tu ne les oublies pas. »
Il marque une pause. La voix un peu plus basse.
« Je suis membre de l’association Laurette Fugain depuis plus de 20 ans. Et pendant longtemps, avec les élèves, on allait à l’hôpital Debrousse les mercredis après-midi. On rendait visite à des enfants malades. On riait, on jouait, on échangeait… et franchement, ça te bouscule. Les élèves étaient incroyables. D’un engagement fou.
C’est là que j’ai compris que l’école, ce n’est pas juste des cours. C’est du lien, de l’humain, du don de soi. J’ai toujours voulu qu’on transmette ça ici. »
Un petit silence. Puis un sourire doux.
« Oui… si je pouvais revivre un seul jour, ce serait un jour de partage. Avec eux. Juste ça. »
Éclat de rire. Il lève les yeux au ciel, avec ce petit regard malicieux qu’on lui connaît bien.
« Ah ah… alors là, vous touchez un domaine dans lequel je ne suis pas mauvais. Je suis un vrai professionnel de l’impro !
J’ai toujours eu une certaine facilité… disons, théâtrale. Je pense qu’on est tous un peu comédiens quand on travaille avec des jeunes. La salle de classe, c’est une scène. Et si tu veux capter leur attention, il faut savoir jouer ton rôle : varier les intonations, les silences, les regards… Bref, tu improvises ton spectacle tous les jours.
Il y en aurait tellement à vous raconter ! »
Il soupire doucement, regarde un instant dans le vide, puis sourit.
« Le programme, maintenant… honnêtement, je ne l’ai pas vraiment préparé.
Je crois que j’ai mis tellement d’énergie ici, avec les jeunes, les équipes, l’établissement, que je n’ai pas pris le temps d’imaginer l’après. »
Pause. Puis il reprend, plus apaisé :
« Ce que je sais, c’est que je vais continuer à faire ce que j’ai toujours aimé : m’engager. Donner de mon temps. L’humanitaire, les associations… c’est ce qui me nourrit. »
Il hausse les épaules avec un petit rire.
« Et puis vivre ! Je fais de la moto, du paddle… j’ai envie de voyages, de grands espaces… et surtout de temps avec ma famille. Du vrai temps. Sans agenda. »
Il marque un silence, puis ajoute, plus sérieux :
« Je n’aime pas trop le mot “retraite”. Il y a “retrait” dedans. Et ça, ça ne colle pas à Jacques.
Moi, je veux avancer. Vivre autrement, mais vivre toujours autant. »
Un clin d’œil. Un sourire doux.
« Est-ce que je reviendrai ? Peut-être. On verra.
Ce que je sais, c’est qu’après 40 ans ici… ce ne sont plus des collègues, ni même un simple lieu.
Ce sont des amis. C’est une maison. Et une maison, ça ne s’oublie pas. »